La ruée vers les terres agricoles en Afrique : opportunité économique ou bombe à retardement ?

La ruée vers les terres agricoles en Afrique : opportunité économique ou bombe à retardement ?
L’Afrique détient aujourd’hui près de 60 % des terres arables non cultivées du monde. Dans un contexte où la croissance démographique mondiale accentue les besoins alimentaires et où la question de la sécurité alimentaire devient stratégique pour de nombreux pays, le continent africain est devenu la cible d’une ruée vers la terre. Des États, des multinationales agroalimentaires, des fonds souverains et des investisseurs privés s’y disputent des millions d’hectares à des fins agricoles, industrielles ou spéculatives.
Derrière cette dynamique qui pourrait, en apparence, favoriser le développement agricole et économique, se cachent des enjeux complexes et parfois inquiétants. À qui profite réellement l’exploitation de ces terres ? Quelles en sont les conséquences pour les communautés locales, la souveraineté alimentaire des pays africains et l’environnement ? Cette ruée vers les terres constitue-t-elle une opportunité historique ou une nouvelle forme d’accaparement silencieux des ressources stratégiques du continent ?
Depuis le début des années 2000, l’essor des investissements fonciers à grande échelle s’est accéléré en Afrique. Selon les données de l’observatoire indépendant Land Matrix, plus de 30 millions d’hectares de terres agricoles ont été acquis ou loués à long terme à des investisseurs étrangers dans une trentaine de pays africains. L’Éthiopie, le Soudan, le Mozambique, le Mali, la RDC ou encore Madagascar figurent parmi les nations les plus ciblées.
Les motivations des investisseurs sont multiples. Pour certains États comme l’Arabie saoudite, la Corée du Sud ou la Chine, il s’agit de sécuriser leur approvisionnement alimentaire en cultivant à l’étranger les denrées destinées à leur population. Pour d’autres acteurs, notamment des fonds d’investissement, la terre est perçue comme une valeur refuge, un actif tangible à haut potentiel de valorisation. Enfin, des entreprises agroalimentaires et bioénergétiques y voient une opportunité d’installer de vastes plantations d’exportation (huile de palme, canne à sucre, maïs, soja, coton…).
Les gouvernements africains, souvent en quête de capitaux, accueillent ces projets avec l’espoir de stimuler la modernisation de leur agriculture, de créer des emplois et de développer des infrastructures dans des zones rurales marginalisées. Des contrats sont donc signés, souvent sur plusieurs décennies, moyennant des baux à prix très faible, voire symbolique, avec des promesses d’investissements massifs, de transferts de technologies et de retombées fiscales.
Mais la réalité du terrain est souvent plus contrastée. De nombreux projets annoncés n’aboutissent jamais, ou dans des proportions très inférieures aux engagements initiaux. Dans certains cas, des terres sont cédées sans qu’aucune culture n’y soit réellement développée, nourrissant des soupçons de spéculation foncière. Dans d’autres, les projets sont menés au détriment des communautés locales qui, bien qu’utilisant ces terres depuis des générations, ne disposent d’aucun titre de propriété formel.
Le problème de l’insécurité foncière en Afrique est structurel. Dans la majorité des pays du continent, les terres rurales appartiennent à l’État, et le droit coutumier prévaut sur le terrain. Les agriculteurs cultivent la terre par tradition, reconnaissance communautaire ou héritage, sans documentation officielle. Cette situation facilite les transferts de terres à des investisseurs étrangers ou nationaux, avec peu ou pas de consultation préalable des populations concernées.
Les conséquences sociales peuvent être dramatiques : déplacement forcé de villages, perte de moyens de subsistance, conflits entre communautés, marginalisation accrue des femmes (souvent premières utilisatrices de la terre mais rarement reconnues légalement), rupture du tissu social. Les promesses d’emploi se révèlent parfois très limitées, les emplois créés étant saisonniers, précaires, ou réservés à des travailleurs extérieurs.
Sur le plan environnemental, les monocultures industrielles entraînent une pression accrue sur les ressources naturelles : déforestation massive, usage intensif d’engrais et de pesticides, épuisement des sols, pollution des nappes phréatiques, destruction des écosystèmes locaux. Ce modèle est à l’opposé de l’agriculture paysanne traditionnelle, plus diversifiée et souvent mieux adaptée aux réalités écologiques locales.
Face à ces dérives, la société civile, des chercheurs, des ONG et certaines institutions internationales tirent la sonnette d’alarme. Plusieurs initiatives ont vu le jour pour défendre les droits fonciers des populations, promouvoir la transparence des transactions foncières et encourager des modèles alternatifs d’investissement agricole fondés sur des partenariats équitables.
Certains pays ont commencé à réformer leur politique foncière pour mieux encadrer les investissements. Le Ghana, par exemple, a entrepris un vaste programme de formalisation des droits d’usage. Le Rwanda a cartographié et titré une large partie de ses terres rurales. La Côte d’Ivoire impose désormais une certification foncière pour toute transaction agricole. Mais ces réformes restent inégales, parfois fragiles, et souvent confrontées à la pression des élites économiques.
L’enjeu, à long terme, est de trouver un équilibre entre ouverture à l’investissement et protection des intérêts des populations locales. L’Afrique ne peut se permettre de répéter les erreurs de la colonisation foncière ou de céder sa souveraineté alimentaire à des intérêts extérieurs. Il en va de sa stabilité, de sa sécurité, et de sa capacité à nourrir durablement sa population, qui devrait doubler d’ici 2050.
Le potentiel agricole africain est immense. Mais pour qu’il bénéficie réellement au continent, il doit être mis au service d’une vision de développement inclusive, durable et souveraine. Cela suppose de renforcer les droits fonciers des paysans, d’investir dans l’agriculture familiale, de soutenir les coopératives locales, de développer des infrastructures adaptées, et de promouvoir des partenariats responsables entre secteur privé, État et communautés.
À défaut, l’Afrique pourrait bien se réveiller dans quelques décennies en constatant que ses terres les plus fertiles ne lui appartiennent plus vraiment, que ses populations rurales ont été appauvries au lieu d’être émancipées, et que son agriculture a été façonnée pour nourrir d’autres continents plutôt que ses propres enfants.
L’histoire nous a appris que la maîtrise de la terre est un facteur de puissance. Pour l’Afrique, il ne s’agit pas seulement de cultiver plus, mais de cultiver mieux, pour elle-même et par elle-même.